Position de la CES sur l’évaluation stratégique de la Banque centrale européenne (adoptée)

Position de la CES sur l’évaluation stratégique de la Banque centrale européenne
Adoptée lors de la réunion virtuelle du Comité exécutif du 09 et 10 décembre 2020

Introduction
En février 2020, la Banque centrale européenne (BCE) a lancé une évaluation de sa stratégie via le portail « La BCE à votre écoute ». De nombreux événements ont eu lieu depuis lors qui tous résultaient de la pandémie du Covid-19. Bien que la publication du questionnaire relatif à l’évaluation ait été reportée une fois et que la date limite ait été fixée à fin octobre 2020, celle-ci se déroule tout au long de l’année 2020.

La CES a répondu au questionnaire après consultation des affiliés du comité économique au début octobre 2020. Nos réponses ont été envoyées à la BCE. Le présent document a pour but d’exposer de manière plus complète le point de vue de la CES conformément à nos positions sur l’évaluation de la gouvernance économique de l’Union européenne et plus précisément à la révision annoncée du cadre des règles budgétaires.

Ce document présente le rôle attendu de la BCE au cours des prochaines années et la manière dont les politiques monétaires engagées depuis mars 2020 ont été évaluées. Mais commençons d’abord par là où nous nous situons aujourd’hui dans les débats politiques et économiques et par la question de savoir comment la position de la CES pourrait constituer une stratégie de sortie pour combler les écarts dans les différents points de vue exprimés. D’une part, il y a ceux qui plaident pour une réduction du soutien budgétaire et monétaire massif apporté par la Commission européenne et, d’autre part, ceux qui rejettent les appels lancés à la BCE pour qu’elle utilise ses pouvoirs d’achat d’obligations pour faire face au changement climatique, ce qui pourrait potentiellement entraîner un conflit avec d’autres responsables politiques[1].

La CES n’est pas d’accord avec ces positions. Une politique de taux d’intérêt bas et un soutien actif à travers des programmes d'assouplissement quantitatif et des opérations ciblées de refinancement à long terme (OCRLT) permettant aux États membres et aux entreprises d’assurer les dépenses nécessaires à une transition écologique juste, un accroissement des investissements et la création d’emplois de qualité répondant à des normes sociales strictes pourraient représenter une issue aux débats actuels.

Premièrement, des politiques d'expansion budgétaire sont nécessaires et même recommandées dans le récent Moniteur des finances publiques du FMI. Deuxièmement, compte tenu de la relance inégale attendue dans les différents États membres – et leurs différences en matière de gestion des finances publiques et de niveaux de dette et de déficit – une politisation accrue de la BCE serait souhaitable sans compromettre d’aucune manière son indépendance. Une façon de rapprocher ces deux visions serait de mettre les objectifs de plein emploi et de transition écologique au même niveau que la stabilité des prix dans le mandat de la BCE. En fait, les traités européens mentionnent un objectif primaire – la stabilité des prix – et divers objectifs secondaires définis dans l’article 3 du Traité sur l’Union européenne : « L’Union (…) tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d'amélioration de la qualité de l'environnement. Elle promeut le progrès scientifique et technique. Elle combat l'exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales, l'égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l'enfant. Elle promeut la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les États membres (…) ».

Une façon de rapprocher ces deux visions serait en effet de mettre les objectifs de plein emploi et de transition écologique au même niveau que la stabilité des prix dans le mandat de la BCE, en prenant en compte le cadre général des objectifs de développement durable.

  1. Etat des lieux

Les crises de 2008 et 2011 ont eu des conséquences catastrophiques pour les travailleurs. Le chômage a explosé, les inégalités ont augmenté, les salaires ont stagné ou même diminué en termes réels, les structures de négociation collective ont été la cible de nombreuses attaques, la protection des travailleurs s’est dégradée et le nombre d’emplois à temps partiel et d’emplois temporaires involontaires s’est envolé. Par ailleurs, l’assainissement budgétaire décrété juste après un soutien initial des gouvernements et de l’Union européenne s’est traduit par des coupes importantes dans les dépenses et les investissements publics à un point tel que la formation nette de capital fixe au niveau de la zone euro est même devenue négative pendant un certain temps. Des divergences économiques entre États membres sont apparues en raison de dévaluations internes imprudentes et idéologiquement motivées transformant l’UE en exportateur net comptant sur le reste du monde pour son développement futur tout en détruisant la demande intérieure agrégée avec des effets de longue durée. Ces politiques économiques inopportunes ont été préjudiciables pour les travailleurs au point que le total des heures prestées fin 2018 dans l’UE – dont un grand nombre résultant d’emplois précaires – est revenu au niveau de 2008.

Bien qu’insuffisants, les changements de politique de la BCE en 2015 ont été les bienvenus étant donné les règles budgétaires imposées par les gouvernements. Malheureusement, des attaques contre les structures de négociation collective aux niveaux sectoriel et national ont entraîné une baisse du taux de syndicalisation. En outre, les politiques de l'UE mettant en œuvre des politiques de dévaluation interne et la diminution des systèmes de protection des travailleurs ont empêché les hausses de prix Malgré une lente reprise des investissements privés, le manque de demande (pointé à maintes reprises comme étant le principal obstacle aux investissements) et les très faibles niveaux d’investissement public ont eu des effets néfastes sur la productivité et l’inflation entravant une relance solide et durable. La BCE a interprété son propre mandat de manière trop étroite. Il existe une perception erronée largement répandue selon laquelle le mandat de la BCE se limite, en vertu du traité, à la seule obligation de garantir la stabilité des prix. La Banque centrale est en partie responsable de laisser cette perception se perpétuer, voire parfois de chercher elle-même à y croire. Le Président de la Réserve fédérale des États-Unis, Jay Powell, a récemment annoncé que sa stratégie actualisée ne se préoccupera plus des « écarts » mais bien des « déficits » en matière de plein emploi tant qu’il n’y a pas de pressions inflationnistes. En d’autres termes, il ne renforcera pas, avant 2023 au plus tôt, la politique monétaire pour prévenir une « surchauffe » uniquement parce que, contrairement à ce que les économistes croyaient possible, un plus grand nombre d’Américains trouvent un emploi. La BCE serait bien inspirée de suivre la même voie.

Plusieurs leçons ont en effet été apprises depuis lors. Mis à part son échec à calmer les marchés financiers concernant les dettes souveraines entre le 12 et le 18 mars 2020, la BCE a rapidement répondu en lançant le programme d’achats d’urgence face à la pandémie (PEPP) s’accompagnant de la flexibilité appropriée pour la répartition des flux d’achats dans le temps, selon les catégories d’actifs et parmi les pays. Toutefois, le délai initial et le montant du PEPP n’a pas permis aux gouvernements et aux institutions de développer assez de confiance pour s’engager en faveur de soutiens budgétaires suffisants et/ou communs. L’augmentation de son montant en juin 2020 a donc été bienvenue tandis que les déclarations portant sur le possible renforcement du programme, si nécessaire, et son prolongement tant que la crise du Covid-19 affecterait l’économie, ont positivement motivé les gouvernements à s’accorder sur un programme de soutien budgétaire commun en juillet 2020. Pour les syndicats, agir rapidement comme ce fut le cas ici est très important pour prévenir un relèvement des taux d’intérêt sur les dettes souveraines qui aurait compromis la viabilité de la situation budgétaire. Cela aurait également entraîné des coupes dans les programmes de soutien budgétaire pour les travailleurs et les services publics qui se sont révélés essentiels comme filets de sécurité sociale et économique. Les politiques non conventionnelles des banques centrales ont donc plus que probablement joué un rôle important pour contenir l’instabilité financière qui aurait encore aggravé l’impact macroéconomique direct de la pandémie.

  1. Investissements publics et soutenabilité de la dette

Un soutien et des investissements publics massifs seront nécessaires au cours des prochaines années. Des politiques anticycliques peuvent être introduites en activant la clause dérogatoire générale du pacte de stabilité et de croissance et être soutenues par la politique monétaire mise en œuvre par la BCE. Le PEPP s’est avéré important en ce qu’il a permis aux États membres de s’accorder sur des fonds de soutien financier communs qui devraient contribuer à la convergence en matière de développements économiques et sociaux.

Investissements publics
Les investissements en capital physique devront être augmentés et réorientés en faveur d’activités créatrices d’emplois de qualité, hautement productives et plus vertes. Selon le Moniteur des finances publiques du FMI, cela concerne surtout les économies avancées et les marchés émergents capables de financer une augmentation des investissements et en particulier les pays qui peuvent émettre des monnaies de réserve. Compte tenu du rôle actuel de la BCE et de l’instrument « Next Generation » de relance de l’UE, nous pouvons considérer que l’Union européenne et, a fortiori, la zone euro, font partie de ce groupe de pays. De plus, il est aujourd’hui communément admis que les investissements publics peuvent également avoir un impact plus puissant qu’en temps normal et que leurs effets d’attraction peuvent influer positivement sur les investissements privés. Enfin, il existait d’importants besoins en investissements publics avant la pandémie et ceux-ci ont encore augmenté depuis son émergence. Les investissements publics ont ralenti dès les années 1990 réduisant les ratios capital-PIB et capital public-capital privé dans toutes les catégories de revenus. Les ratios des investissements publics ont particulièrement chuté dans les secteurs de la santé, du logement et de la protection de l’environnement, affaiblissant ainsi la résilience de nos sociétés face au Covid-19. Un défi majeur sera de modifier en profondeur la composition des investissements en faveur de technologies bas carbone. Le FMI estime que d’importants investissements publics seront aussi nécessaires pour l’adaptation au changement climatique. Outre leurs effets directs sur l’emploi, les investissements publics ont le potentiel de stimuler la croissance et le taux d’emploi par le biais des interactions macroéconomiques habituelles.

Mme Gopinath, économiste en cheffe du FMI, a déclaré que la politique budgétaire joue un rôle très important et elle soutient l’opinion selon laquelle la stimulation budgétaire a été interrompue trop rapidement juste après la crise financière. Elle recommande même de ne pas prématurément interrompre les mécanismes de soutien aux politiques[2]. En fait, tant le FMI que la Banque mondiale exhortent les pays plus riches à dépenser pour sortir de la pandémie[3].

Le FMI estime en effet que, dans les conditions actuelles, une augmentation par les pays développés de leurs investissements publics à hauteur de 1% du produit intérieur brut se traduirait probablement par une augmentation du PIB de plus de 2% après deux ans. Mieux encore, le Moniteur d’octobre 2020 avance qu’une augmentation des investissements publics de 1% du PIB entraînerait une augmentation des investissements privés de plus de 10%.

Soutenabilité de la dette
Le flux continu de mesures budgétaires et la contraction économique vont faire grimper la dette publique mondiale moyenne jusqu’à 126% du PIB en 2020. Par rapport à 2019, on estime que la dette publique augmentera de 30 points de pourcentage du PIB en Italie, au Japon et en Espagne principalement en raison de l’encours de la dette existant combiné à la chute de l’activité économique. Aux États-Unis, la dette publique devrait augmenter de plus de 20% du PIB de par les mesures budgétaires planifiées.

Toutefois, selon Mme Gopinath, “Une importante leçon que nous avons apprise suite à la crise financière est que la politique budgétaire joue un rôle essentiel dans la relance. Et que chaque augmentation de la dette n’est pas source de destruction. » Aujourd’hui, de nombreux acteurs économiques importants partagent la même opinion qui pose que l’analyse de la soutenabilité de la dette doit impérativement tenir compte aussi bien du niveau de croissance que des taux d’intérêt en vigueur[4].

Sur base de modèles, le directeur du FMI pour les affaires budgétaires explique que des paiements d’intérêt plus bas permettraient une stabilisation des ratios de dette publique et même une légère diminution vers la fin de la période des projections, ce qui soutient l’hypothèse selon laquelle le Covid-19 ne provoque qu’une augmentation ponctuelle de la dette et que la dynamique de la dette se stabilise grâce aux taux d’intérêt bas. En conséquence, il n’est pas nécessaire de procéder à un rééquilibrage budgétaire dans les pays capables d’emprunter librement sur les marchés financiers[5].

La demande faite à la BCE de maintenir un intérêt bas et d’assurer les politiques appropriées permettant aux États membres de garder le cap d’une dette soutenable devrait donc être entendue, en particulier si elle s’accompagne d’un mandat adéquat visant la stabilité des prix, le plein emploi et une transition écologique juste. Une augmentation des taux d’intérêt, singulièrement sur les dettes souveraines, auraient des conséquences préjudiciables sur la soutenabilité de la dette publique et renforcerait la détresse des économies qui connaîtraient encore des difficultés.

  1. Inflation et réglementation financière

Depuis les années 1970, l’existence d’un compromis entre emploi et inflation a été clairement établie. Si le taux de chômage diminuait trop et que l’inflation commençait à grimper, les banques centrales relevaient les taux d’intérêt à court terme pour maintenir l’inflation à un certain niveau. L’idée de base était de garder le contrôle sur le pouvoir d’achat de la main-d’œuvre. Aujourd’hui, une telle situation semble néanmoins être sérieusement mise en doute sinon contestée. Une faible inflation pourrait coexister avec de faibles niveaux d’emploi et vice versa. La dérégulation des marchés mondiaux des biens, des services et des capitaux met fin à cette époque caractérisée par une diminution constante et mondiale du pouvoir d’achat des travailleurs et une diminution de la part des salaires dans le PIB. L’absence de pression inflationniste a fait que les banques centrales modernes ne se soucient plus de la croissance monétaire. Loin de craindre l’inflation, le problème auquel les banques centrales sont actuellement confrontées porte sur la manière d’éviter la déflation. La chute des prix est un fléau parce qu’elle met la pression sur les débiteurs et crée un cercle vicieux d’achats reportés menant à une baisse de la demande et provoque davantage d’inflation.

Inflation
La crise de 2008 a montré, aux États-Unis en particulier mais aussi en Espagne et en Irlande, que la déréglementation financière et le développement d’un système bancaire parallèle pouvaient masquer une diminution structurelle de la demande globale et une financiarisation croissante de l’économie. Malheureusement, la BCE n’avait pas les outils dont disposaient d’autres banques centrales pour combattre la crise. La BCE a dû attendre que la zone euro soit au bord de la déflation pour agir de manière décisive à travers des opérations d’achat d’actifs à son plus bas taux directeur effectif. Pourtant, les règles budgétaires européennes continuaient à tirer l'économie européenne vers le bas et devaient à cet égard être mises en conformité avec la politique monétaire. Les politiciens menèrent campagne en faveur d’une consolidation budgétaire et d’une réduction de la dette plutôt que promettre investissements et emplois. Au cours de la reprise terriblement lente d’après la crise de 2008, le problème des banques centrales n’était pas des dépenses excessives mais plutôt l’échec des gouvernements à assurer la relance par la voie budgétaire.

En raison de la diminution du pouvoir de négociation collective des travailleurs face au capital et de la diminution de la densité syndicale due à la promotion et à la multiplication de formes d’emplois non standards, une forte inflation a affaiblit la capacité des travailleurs à négocier collectivement leur juste part des gains de productivité. Si les travailleurs étaient mieux protégés et que le marché du travail faisait preuve de résilience face aux cycles économiques, des taux d’inflation plus élevés pourraient être considérés comme étant propices aux investissements et à la relance et donc bénéfiques pour les travailleurs. Malheureusement, au cours des dernières décennies, les exigences des politiques ont pris la direction opposée, réclamant encore plus de dérégulation et d’individualisation du travail et agissant à l’encontre des intérêts des travailleurs, empêchant ainsi l’inflation d’augmenter.

Lorsque l’on évalue les effets d’une inflation faible ou élevée, il est également important d’évaluer la définition de l’inflation. Officiellement, l’inflation est restée à un faible niveau en partie parce qu’elle ne couvre que les prix à la consommation et exclut les valeurs en capital. Inclure de manière plus adéquate les variations des prix du logement dans la définition de l’inflation révèlerait une autre réalité. Il semble que la stimulation monétaire à travers des taux d’intérêt bas et des mesures d'assouplissement quantitatif a principalement bénéficié aux marchés financiers et aux placements immobiliers, provoquant une inflation des prix des actifs et du logement mais pas des prix à la consommation.

Une des raisons pour lesquelles la politique monétaire a été incapable d’augmenter l’inflation des prix à la consommation alors que les prix des actifs augmentaient fortement réside dans le manque d’outils. Les OCRLT sont une manière innovante d’encourager les banques à financer l’économie réelle mais elles ne sont probablement pas suffisantes. La BCE devrait penser à ajouter d’autres outils à ses services. Par exemple, la monnaie hélicoptère, c’est-à-dire la distribution d’argent directement aux ménages, aurait un impact direct bien plus important sur l’économie réelle, et donc sur les prix à la consommation, que les outils dont les banques centrales disposent aujourd’hui.

Le manque d’outils réglementaires a impliqué une augmentation du coût de location pour les travailleurs ne pouvant bénéficier d’un crédit et consacrant actuellement une part importante de leur revenu pour se loger au détriment d’autres biens et services vitaux. Dans l’Union européenne, alors que la population dans son ensemble dépense en moyenne 21% de ses revenus pour se loger, les ménages pauvres en dépensent 41% (donc, au-dessus du seuil de 40% qui est considéré excessif). C’est 2,4 fois plus que les ménages non pauvres qui consacrent en moyenne 17% de leurs revenus au logement. Le coût du logement pour les locataires pauvres a augmenté entre 2008 et 2015 dans presque tous les pays de l’UE et dans des proportions particulièrement élevées en Roumanie (+264,6%), en Estonie (136,9%) et en Pologne (+108,8%). En examinant les tendances « post-crise » de 2013 à 2018, le coût du logement pour les locataires pauvres a fortement augmenté en Grèce (+68,3%). Entre 2008 et 2018, la part de revenu consacrée au logement a chuté (-6,2%) pour la population dans son ensemble mais est restée pratiquement au même niveau pour les ménages pauvres (+0,2%). Les ménages pauvres sont huit fois plus susceptibles d’être dépassés par le coût du logement que les ménages non pauvres (y compris les locataires et les propriétaires).

Du fait de la dérégulation financière, la recherche de rendement dans tous les domaines de l’activité sociale a fortement impacté les prix des logements, particulièrement dans certaines régions, poussant les travailleurs à lourdement s’endetter pour trouver un endroit où vivre. Les inégalités de revenu et de richesse, en constante augmentation et largement avérées, ont également participé de ce processus. Le contexte de la crise de 2008 est bien documenté et identifie les inégalités et la dérégulation financière comme constituant les causes profondes de cette crise. Il révèle aussi de profonds paradoxes, conséquences de la crise financière : des fonds de pension investissant de plus en plus dans l’immobilier entraînant une augmentation des prix des logements pénalisant les travailleurs, forçant des familles à quitter leurs foyers et privant des travailleurs de leur pension.

Des études menées depuis les années 1970 axées sur les pays industrialisés montrent que les prix réels du logement sont procycliques tandis que la part de la main-d’œuvre en général, et en Europe en particulier, a suivi une tendance régulière à la baisse expliquant le choix d’une dérégulation des marchés financiers pour combler l’écart dans l’évolution des salaires.

Réglementation financière
Les marchés financiers ont bénéficié d’une abondance de liquidités, avant et durant la pandémie, avec de médiocres conséquences sur l’inflation et les investissements faisant douter de la capacité des marchés de favoriser le développement de l’économie réelle de manière durable. Cette situation a laissé les marchés financiers et les spéculateurs dans une position très confortable alors que les travailleurs n’ont pas vu ces fonds se traduire en croissance, investissements, emplois et augmentations salariales.

Une étude du FMI indique que les annonces de mi-mars en matière de politique monétaire ont conduit à un déclin des taux d‘escompte (tant des primes de risque que des taux sans risque) ce qui a accru la perception de la valorisation des actifs selon laquelle la politique monétaire a soutenu les marchés financiers et les investisseurs tout en étant incapable de redynamiser l’activité réelle et de réduire le chômage. Cela pourrait relancer le débat sur les implications des actions de la politique monétaire sur les inégalités et sur l’obligation de rendre compte des banques et la question de leur indépendance. Malgré le récent redressement des marchés, certains investisseurs et analystes craignent toujours qu’une crise financière n’aggrave les dégâts économiques. Il est aujourd’hui urgent de repenser la réglementation de la partie non bancaire des systèmes financiers parce qu’elle pourrait amplifier ce qui pourrait devenir une crise financière généralisée. Les fonds d’investissement et les fonds monétaires ainsi que d’autres intermédiaires financiers (le système bancaire parallèle) se sont considérablement développés et représentent aujourd’hui plus de 40% des actifs du secteur financier. En plus de l’activation d’une politique monétaire non conventionnelle permettant aux États membres d’accéder à un financement à bas taux d’intérêt, l’achat d’obligations souveraines stimule les réserves des banques (visant à encourager l’emprunt) et réactive simultanément un canal de rééquilibrage de leur portefeuille. La dette souveraine étant un instrument exempt de risque servant de base pour déterminer le prix d’instruments privés, la réduction du rendement des obligations souveraines accroît la demande d’actifs offrant de meilleurs rendements et peut donc contribuer à assouplir les conditions de financement pour les acteurs financiers privés et ainsi provoquer une instabilité financière. Le total des actifs bancaires parallèles a plus que doublé entre 2000 et 2008 et une hausse similaire a été observée entre 2009 et 2018. Les réformes Bâle III étaient destinées à réduire la procyclicité des prêts bancaires mais l’augmentation de la prévalence du système bancaire parallèle pourrait saper l’efficacité tant de la réglementation des capitaux que des limites d’emprunt. Le puissant lien entre les activités financières parallèles et les compagnies d’assurance et les fonds de pension souligne la nécessité de créer un cadre pour tester les interconnexions entre les institutions financières au niveau de l’UE afin de déterminer dans quelle mesure le système financier pourrait souffrir d’une fragilité structurelle.

  1. Transition écologique juste et plein emploi et nouveaux outils monétaires

L’ancien paradigme qui soutient que l’argent est neutre dans l’économie et qu’il existe une nette distinction entre politique monétaire et politique budgétaire s’écroule complètement. Il postule que la politique monétaire ne peut vraiment stimuler ni la productivité ni l’emploi et qu’une augmentation de la masse monétaire de la Banque centrale ne peut que produire davantage d’inflation.

Transition écologique juste et plein emploi
La CES est d’avis que la politique monétaire peut influencer le niveau d’emploi, les investissements et la productivité. A cet égard, le niveau d’emploi et une transition juste devraient tous deux être considérés comme ayant la même importance que la stabilité des prix. En 2016, après des années d’achats massifs d’actifs, la Banque du Japon a adopté un nouveau régime connu sous le nom de contrôle de la courbe de rendement. La Banque s’engageait à garantir que le taux d’intérêt effectif de la dette publique à 10 ans ne soit pas supérieur à zéro. L’idée était que, si elle garantissait de faibles coûts d’emprunt, cela pourrait stimuler le recours à l’emprunt et les investissements. Si cela a contribué à chasser le spectre de la déflation, la croissance n’a toutefois repris que modestement. On peut expliquer cet échec par le développement des activités bancaires parallèles créant une richesse financière plutôt que de favoriser l’emploi, les investissements et la croissance économique. Plus tôt cette année, au pic de la pandémie du Covid, la Banque centrale australienne a entrepris une action similaire. A ce propos, une coordination plus adéquate d’allocation des crédits, au moins à travers les fonds de relance nouvellement créés, serait la bienvenue. L’Europe se singularise par une épargne privée excessive qui ne devrait pas rester inactive mais contribuer à réduire le déficit budgétaire et l’emprunt public. Se contenter de produits d’intérêts plus faibles est préférable à l’alternative de perdre son emploi (certainement pour les travailleurs sans épargne). Augmenter les taux directeurs actuels ne résoudrait pas le problème sous-jacent de l’épargne excessive et risquerait plutôt de l’aggraver : les dépenses seraient en baisse affectant les revenus grâce auxquels l’épargne est possible et entraînant une hausse du chômage et une diminution de la demande. Réintégrer l’argent et le crédit dans la poursuite du bien commun n’a jamais été aussi impératif et devrait s’accompagner d’objectifs verts, sociaux et sanitaires. Dans tous les cas, s’appuyer sur une relance par voie budgétaire au lieu de se satisfaire d’excédents de la balance courante n’est pas un sacrifice. Une série de mesures bien conçues pourrait améliorer la croissance à long terme à travers des investissements publics et contribuer à une hausse des salaires tout en réduisant les inégalités. Ce serait abordable eu égard aux taux d’intérêt ultra-bas actuels et créerait des actifs sûrs tellement nécessaires.

Nouveaux outils monétaires
Hormis la stabilité des prix et le plein emploi, un intérêt bas devrait aussi, à travers une politique de la gestion du rendement, soutenir une transition juste pour les travailleurs. Cette stratégie favoriserait l’économie réelle et répondrait au besoin urgent de se soucier du changement climatique, de transitions justes et de justice sociale. La BCE a créé 2.600 milliards d’euros d’argent nouveau depuis 2015 dans le cadre de son programme d’assouplissement quantitatif pré-pandémie. Elle a toutefois annoncé qu’une fois que ces obligations d’états et d’entreprises arriveraient à maturité de nouvelles obligations seraient achetées sur le marché de manière à maintenir la masse monétaire au même niveau. Cela donne à la BCE l’occasion de remplacer de vieilles obligations par de nouvelles obligations environnementales émises pour financer des projets environnementaux d’entreprises respectueuses des droits des travailleurs, des normes sociales et de structures de négociation collective adéquates. A cet égard, la nouvelle taxonomie des actifs financiers devrait être définie sur base de normes claires afin d’éviter de soutenir des activités économiques écologiquement néfastes et des pratiques de travail socialement irrespectueuses tout en permettant aux États membres d’investir dans la reconversion professionnelle des travailleurs dans de nouveaux types d’activités et des secteurs soucieux de l’environnement (une nouvelle fois grâce au PEPP et au programme Next Generation de l’UE). Comme beaucoup le suggèrent, la BCE pourrait, dans le cadre du PEPP, et afin de soutenir la transition bas carbone : cibler des actifs et collatéraux conformes à l’Accord de Paris sur le climat et émis par des entreprises respectant des normes sociales fortes et les droits des travailleurs ; veiller à ce que les opérations de refinancement remplacent les obligations arrivées à maturité par des obligations environnementales émises par des entreprises adhérant aux bonnes pratiques sociales et de travail et mettre en œuvre des ORLTC vertes et sociales ; coordonner et soutenir ses opérations sur les marchés en faveur d’investissements durables avec la Banque européenne d’investissement ; développer un nouveau système de réglementation financière basée sur des réserves en capital obligatoires d’actifs pour des investissements verts et sociaux et, enfin, donner l’exemple en matière d’information et de transparence climatique en évaluant l’alignement avec l’Accord de Paris de ses opérations et de celles du secteur bancaire européen et en communiquant régulièrement à ce propos avec les responsables élus.

Conclusion
Bien que l’on ait assisté à une reprise de la convergence économique et sociale entre les États membres peu avant la pandémie, de nouveaux signes de divergence apparaissent aujourd’hui. Certains observateurs préviennent que cette reprise à deux vitesses, dans laquelle le Nord de l’Europe budgétairement plus solide rebondit plus rapidement que le Sud plus endetté, augure d’une augmentation des tensions sur les marchés financiers. A cet égard, les taux d’intérêt bas résultant du programme PEPP lancé par la BCE tombent à point nommé. Même après une éventuelle reprise économique, dans le contexte des schémas des achats d’actifs à long terme de la BCE, la discussion sur la flexibilité géographique et en matière d’actifs devrait se poursuivre.

Le problème fondamental de l’Europe ne se résume pas au taux d’inflation global de la zone euro ni d’ailleurs au taux de change par rapport au dollar. Son problème le plus sérieux est le manque de demande et de croissance, et donc de taux d’inflation sains, dans les secteurs les plus faibles de l’économie de la zone euro. Sans convergence des taux de croissance, l’Europe sous sa forme actuelle sera soumise à une pression permanente. Le compromis adopté en juillet permet d’éviter une austérité immédiate mais ne résout pas le problème. Créer cette convergence dans la croissance n’est clairement pas le devoir primaire de la BCE ; il s’agit d’une question de politique économique, sociale et industrielle bien plus vaste. La BCE a toutefois un rôle indispensable à jouer en tant qu’acteur secondaire en permettant et en canalisant les crédits pour soutenir toutes mesures budgétaires et industrielles jugées nécessaires. A ce sujet, la CES soutient le récent appel de la BCE à l’Union européenne à envisager de rendre permanent son nouveau fonds pandémie de relance pour répondre aux problèmes de demande globale mondiale et de convergence.

Cela donnera lieu à des débats difficiles et hautement politiques concernant le rôle exact de la BCE. De plus, compte tenu du calendrier dans lequel il doit s’inscrire, il ne peut être dissocié de la nécessité de décarbonation et d’une transition verte et juste.

En conséquence, pour ce qui concerne les développements décrits plus haut, la CES demande que :

  • des objectifs de plein emploi et de transition écologique soient inscrits dans le mandat de la BCE au même niveau que la stabilité des prix ;
  • la BCE ne renforce pas sa politique monétaire uniquement parce qu’une diminution du chômage est en vue ;
  • la BCE soutienne, par le biais de politiques monétaires expansionnistes, les besoins croissants d’investissements publics à travers une sorte de contrôle de rendement ;
  • la BCE réévalue sa méthodologie en matière d’inflation pour inclure l’évolution des prix du logement;
  • la BCE envisage la possibilité de recourir à l’hélicoptère monétaire ;
  • la BCE renforce la réglementation financière comme moyen d’améliorer les mécanismes de transmission monétaire ;
  • la BCE continue à faire preuve de sa volonté d’intervenir de manière flexible, y compris au moyen d’outils monétaires non conventionnels, pour prévenir une crise de la dette en Europe et favoriser une convergence économique et sociale à la hausse ;
  • la BCE réoriente ses achats d’actifs en faveur d’obligations émises par des entreprises adhérant à des objectifs pour une transition écologique juste;
  • mais aussi que la BCE :
    • cible des actifs et collatéraux conformes à l’Accord de Paris sur le climat émis par des entreprises répondant à des normes sociales strictes et respectant les droits des travailleurs afin de soutenir la transition bas carbone ;
    • veille à ce que les opérations de refinancement remplacent les anciennes obligations arrivées à maturité par des obligations environnementales émises par des entreprises attentives aux bonnes pratiques sociales et de travail et mette en œuvre des ORLTC vertes et sociales ;
    • coordonne et soutienne ses opérations sur les marchés en faveur d’investissements durables avec la Banque européenne d’investissement ; développe un nouveau système de réglementation financière basée sur des réserves en capital obligatoires d’actifs pour des investissements verts et sociaux ;
    • donne l’exemple en matière d’information et de transparence climatique en évaluant l’alignement avec l’Accord de Paris de ses opérations et de celles du secteur bancaire européen et en communiquant régulièrement à ce propos avec les responsables élus. Nous soutenons fermement le rôle du SEBC qui consiste à fournir au public des données fiables et détaillées permettant de mieux analyser l'activité économique. Cela ne comprend pas seulement des données macroéconomiques, des données sur les IFM, mais aussi des données sur les ménages comme le HFCS.

[1] Voir les débats dans M. Arnold (2020), “Le patron de la Bundesbank réclame une réduction des aides de crise’’, Financial Times, 2 septembre; “Politique monétaire en situation d’urgence pandémique”, discours d’ouverture de Christine Lagarde, Présidente de la BCE, Forum de la BCE sur les banques centrales 2020, Frankfurt am Main, 11 novembre 2020 ; M. Arnold (2020), “Le patron de la Bundesbank plante le décor d’un conflit climatique à propos de l’achat d’obligations par la BCE”, Financial Times, 19 novembre ; R. Khalaf & M. Arnold (2020), “Lagarde met la politique verte en tête de l’agenda de la BCE pour l’achat d’obligations”, Financial Times, juillet.

[2] M. Sandbu (2020), “Gita Gopinath: ‘La politique budgétaire joue un rôle essentiel dans la relance’’, Financial Times, novembre.

[3] C. Giles (2020), “Economie mondiale : la semaine où l’austérité a été officiellement enterrée”, Financial Time, octobre.

[4] Voir C. Lagarde (2020), « Les Etats européens doivent être à la hauteur de la gravité du dommage économique », Les Echos 18 mai 2020 ; M. Wolf (2020), « Pourquoi la BCE peut sauver la zone euro », Financial Times, avril ; [4] R. Harding (2020), « Laisser les soucis de la dette publique pour demain », Financial Times, août.

[5] Voir C. Giles (2020), « Le FMI affirme que l’austérité n’est pas inévitable pour atténuer l’impact de la pandémie sur les finances publiques », Financial Times, octobre.