L'Europe a besoin d'un meilleur régime de politique monétaire

Bruxelles, 06-07 juin 2006

Résolution de la CES relative à la politique monétaire, à la reprise économique ainsi qu'à la flexibilité des salaires et des marchés du travail dans la zone euro

1. Contexte général. La zone euro se trouve dans une situation économique et sociale pleine de défis:

- Alors que les indicateurs de confiance des entrepreneurs ont enregistré une amélioration ces derniers mois, les organismes qui émettent des prévisions économiques (FMI, Commission européenne, OCDE) sont unanimes pour affirmer que la croissance va faiblir à nouveau en 2007, et restera à un niveau trop modeste.

- Les institutions qui déterminent les salaires et participent aux négociations collectives subissent la pression de ces performances économiques médiocres. L'augmentation nominale des salaires est extrêmement modérée, et les salaires réels sont en baisse. Dans certains pays membres, les négociations de concession ont pour conséquence une dégradation importante des conditions de travail. Les travailleurs et les salaires dans les différents pays se trouvent mis en concurrence les uns avec les autres.

- En dépit d'un important contrôle des coûts salariaux, l'inflation affichée dans la zone euro reste encore supérieure au seuil des 2%. Outre le fait qu'elle contribue à entretenir les chocs des prix de l'énergie, cette inflation « têtue » est provoquée par des gouvernements qui sont à l'origine d'une inflation due à la pression fiscale liée aux efforts qu'ils déploient en vue de maintenir les déficits dans les limites des critères du Pacte de stabilité.

- Même si la zone euro n'est pas une source primordiale des déséquilibres mondiaux, elle risque de devoir supporter une part disproportionnée du fardeau du réajustement à l'échelle mondiale en cas de chute du dollar.

- Alors que des revenus salariaux « déprimés » ne peuvent pas constituer un point de départ pour une croissance forte de la consommation des ménages, la politique économique est déjà en train de retirer son soutien à la demande globale sur trois fronts différents simultanément: la politique fiscale va devenir plus stricte, le taux de change de l'euro s'apprécie et, ce qui est le facteur le plus important, la BCE s'apprête à relever brutalement ses taux d'intérêt. Les marchés et les institutions s'attendent à ce que les taux d'intérêt atteignent 3,3% au début de 2007, ce qui représente une augmentation de 130 points de base en un peu plus d'un an.

- Dans l'intervalle, la BCE semble être occupée à promouvoir un agenda de réformes structurelles au moins en partie inspiré par le modèle américain de marché du travail flexible, comprenant des droits et une protection des travailleurs très limités (baisse du niveau de protection de l'emploi, baisse des prestations sociales, détermination flexible des salaires au niveau de l'entreprise, avec un rôle très réduit pour les négociations collectives).

La BCE prenant ses décisions de manière indépendante en ce qui concerne ses taux d'intérêt et ses interventions sur le marché des changes, les décideurs qui déterminent la politique monétaire de la zone euro ont à leur disposition une importante clé de la réussite ou de l'échec économique. La BCE peut produire la reprise, comme elle peut la briser, et elle est en mesure de fixer l'agenda des réformes structurelles en matière économique et sociale qu'elle souhaite voir respecté, avant d'envisager de poursuivre son soutien monétaire à l'économie.

Il est urgent que la CES et ses organisations affiliées continuent d'élaborer une stratégie visant à obtenir pour la zone euro des politiques monétaires et économiques qui soutiennent l'objectif d'emplois plus nombreux et de meilleure qualité, et ne représentent pas une menace pour les droits des travailleurs et les institutions qui déterminent les salaires et mènent les négociations collectives. La présente résolution entend contribuer à la poursuite de la discussion relative à cette stratégie.

2. Oui à la stabilité des prix...

La CES soutient l'objectif de stabilité des prix. Une inflation élevée et volatile ne constitue pas une base sur laquelle on peut construire une croissance soutenue et de bonnes performances en termes d'emploi. D'autre part, une inflation relativement faible et stable est susceptible de réduire les primes de risque dans les taux d'intérêt à long terme, favorisant ainsi l'investissement et le potentiel de croissance de l'économie.

La CES apporte également son soutien à un agenda de réformes structurelles, à condition que ces réformes:

- promeuvent une flexibilité à la hausse (et non à la baisse), afin de maintenir l'économie européenne à l'abri de la concurrence des économies à bas salaires;

- soient équitables. Le changement structurel crée à la fois des gagnants et des perdants, et n'est acceptable qu'à la seule condition que la politique réduise à un minimum le nombre de perdants, tout en dédommageant ceux qui, en fin de compte, se retrouvent désavantagés;

- soient appuyées par des politiques macro-économiques pro-actives qui fassent progresser les avantages de la réforme, et empêchent que l'économie ne se retrouve prise au piège du manque de confiance et de la faible croissance;

- fassent l'objet d'un dialogue social véritable et efficace.

3. ... mais non à la stabilité du « cimetière économique »

La question ne consiste pas à savoir si la stabilité des prix est ou non souhaitable. La vraie question, c'est de savoir comment une banque centrale doit procéder pour obtenir une inflation faible. Il existe deux méthodes très différentes pour atteindre l'objectif de stabilité des prix:

- Une banque centrale peut lutter contre l'inflation à tout moment et en toutes circonstances, même lorsque les risques inflationnistes ont, de fait, disparu. La stratégie de la banque centrale consiste, dans ce cas, à établir une marge de sécurité contre une possible résurgence de l'inflation, en faisant en sorte que l'économie fonctionne systématiquement en dessous de son potentiel. Avec un tel régime de politique monétaire, les phases cycliques ascendantes restent modestes et ne durent pas, tandis que les phases descendantes sont profondes et prolongées. La croissance moyenne sur l'ensemble de la durée du cycle économique est médiocre.

- En adoptant un régime de politique monétaire symétrique, une banque centrale est par conséquent en mesure de combattre l'inflation, mais sans que la croissance économique en pâtisse trop lourdement. La politique monétaire réagit alors de façon similaire, et ce qu'elle soit confrontée à un danger inflationniste ou que l'inflation ait déjà disparu et que l'économie réelle ait besoin de soutien. Ce régime de politique monétaire symétrique présente l'important avantage de stabiliser l'économie. L'activité économique est maintenue à proximité d'un niveau d'activité compatible avec une inflation faible et stable. Les retournements cycliques, que ce soit en période de relance ou de phase descendante, sont maintenus sous contrôle, avec pour effet une croissance qui reste raisonnable lors des périodes de reprise, et qui se rétablit mieux après avoir atteint un creux cyclique. Le but de ce régime symétrique de politique monétaire est double: maximiser la croissance tout au long du cycle économique, tout en maintenant l'inflation à un faible niveau.

4. La politique monétaire dans la zone euro: plus asymétrique que symétrique

Le Traité européen confère implicitement à la CES le double mandat consistant à lutter contre l'inflation et à soutenir les autres objectifs de l'Union européenne, tels que la croissance, l'emploi et la cohésion sociale, à condition que la stabilité des prix ne se retrouve pas compromise.

Toutefois, la BCE conduit sa politique monétaire sur la base de ce qu'elle perçoit comme un mandat « unique ». La BCE affirme de manière répétée que la « meilleure, et la seule » façon de contribuer à la croissance consiste à garantir la stabilité des prix. Ce faisant, elle livre une lecture particulière du Traité et réduit le double mandat de stabilité des prix et de croissance à un seul mandat, celui de la stabilité des prix. Le danger de cette attitude, c'est que la BCE mette en œuvre et construise, sur la base de ce mandat unique, un régime de politique monétaire qui agirait uniquement lorsque la stabilité des prix se trouve menacée par l'inflation, mais resterait passive lorsque la croissance et les emplois sont en danger et que le niveau de confiance économique est faible.

Ce danger se concrétise, dans une certaine mesure, dans les faits. Dans la pratique, la zone euro est la seule région du monde qui, au bout de 5 ans, ne s'est pas encore complètement rétablie de l'effondrement de la croissance économique. D'autre part, la politique monétaire de la zone euro se caractérise par des différences importantes, suivant que l'économie réelle, ou au contraire la stabilité des prix, connaît des difficultés:

- La BCE agit rapidement lorsque la croissance se porte bien ou lorsque la reprise économique paraît en bonne voie. En 1999-2000, elle a doublé ses taux d'intérêt en l'espace d'un an, et elle s'apprête actuellement à relever à nouveau brutalement ses taux d'intérêt. Mais lorsque l'économie s'est détériorée en 2001, puis de nouveau en 2003, la BCE s'est montrée réticente à réagir et il a fallu attendre plusieurs trimestres pour assister à une baisse des taux.

- Lorsque l'euro chute sur les marchés des changes, la BCE n'hésite pas un instant à effectuer des interventions sur les marchés des changes afin de redonner du tonus à l'euro, en vendant ses réserves en dollars. Toutefois, lorsque l'euro s'apprécie brutalement, sapant la croissance comme cela a été le cas à la fin de 2002 et au début de 2003, aucune action n'est entreprise.

- Lorsque le niveau de l'activité économique est considéré comme étant quelque peu supérieur à son potentiel (comme cela a peut-être été le cas, dans une mesure restreinte, en l'an 2000), la BCE travaille activement à corriger cette situation en réduisant (de manière temporaire) la croissance (effective) pour la faire repasser au-dessous du potentiel. Cependant, lorsqu'on a la situation inverse, et que celle-ci est caractérisée par un chômage cyclique et une sous-utilisation des réserves en capitaux, la BCE s'emploie à bloquer un schéma de reprise qui ferait repasser (temporairement) la croissance au-dessus de son potentiel. Le recul de l'économie se trouve par conséquent entretenu, et le chômage (cyclique) est maintenu à un niveau élevé.

5. Un parti pris à l'encontre de l'investissement: la politique monétaire n'est pas neutre en termes de potentiel de croissance à long terme

Un régime de politique monétaire qui se concentre uniquement sur objectif d'une inflation faible ne porte pas seulement préjudice à la croissance à court terme au cours du cycle économique, mais tire également vers le bas, de manière structurelle, le potentiel de croissance à long terme de l'économie: si le secteur des entreprises s'aperçoit que le régime de politique monétaire est conçu de manière à maintenir la demande globale en dessous de l'utilisation totale des capacités, l'incitation à investir en pâtira. De fait, le maintien de la demande globale à un niveau voisin de la capacité totale constitue pour les investisseurs une garantie contre des chocs néfastes pour la demande et contre la persistance de ceux-ci. En l'absence d'une telle garantie, les investissements seront plus risqués, et les entreprises investiront moins qu'elles ne l'auraient fait dans le cas contraire. Toutefois, les investissements contribuent à augmenter le capital social, et représentent par conséquent un facteur important du potentiel de croissance à long terme. Si la BCE a, sans le dire, revu à la baisse son estimation de la croissance potentielle de la zone, en la ramenant d'un niveau situé entre 2% et 2,5% il y a quelques années seulement à tout juste 2% à l'heure actuelle, cela est lié à la longue glissade de la croissance et des investissements depuis 2001, et à l'échec de la politique macro-économique et monétaire s'agissant de stabiliser le cycle économique et d'assurer un rétablissement complet de la croissance à la suite de son effondrement.

6. « Beggar-thy-neighbour » et les préjugés à l'encontre de l'Europe sociale

Un régime de politique monétaire qui a une attitude partiale à l'encontre de la croissance et des investissements a également d'importantes conséquences sur les conditions de travail et sur l'Europe sociale. Maintenir l'économie de la zone euro dans un état de marasme a pour effet de mettre les travailleurs et les organisations syndicales dans une situation délicate. La politique macro-économique ne produisant qu'une demande globale insuffisante pour l'économie de la zone euro dans son ensemble, les États membres sont facilement tentés par ce qu'ils estiment être un remède rapide, en s'engageant dans une modération salariale compétitive et une flexibilité excessive du marché du travail. Si la politique macro-économique européenne ne génère pas une demande globale adéquate, la solution consistera alors à « renationaliser » la politique en essayant de récupérer la demande, les investissements et la croissance des pays voisins. Une mauvaise politique macro-économique déclenche une course sociale vers le bas.

De plus, certaines déclarations publiques venant de la BCE sont inquiétantes à cet égard, et elles confirment l'impression selon laquelle la BCE se félicite de ce que les travailleurs européens se font concurrence en matière de salaires et de conditions de travail, afin de matérialiser ce qu'elle appelle la « stabilité compétitive ». Ce faisant, la BCE ne voit pas que dans un espace économique relativement fermé comme l'est la zone euro, la modération compétitive des salaires ne modifie pas beaucoup les positions relatives de concurrence, mais risque de produire de nouveaux effets négatifs sur les salaires et sur la consommation des ménages à l'échelle de la zone euro, ne faisant qu'aggraver le problème du déficit en termes de demande globale.

7. Comment faire en sorte que la Banque centrale européenne lutte contre le manque d'emplois décents aussi bien qu'elle combat l'inflation?

Le cadre existant est celui du Traité européen, qui accorde un degré élevé d'indépendance à la BCE, et d'une BCE qui pratique une lecture étroite du mandat que lui confère le Traité (« la stabilité des prix est la meilleure, et la seule, contribution de la politique monétaire à la croissance »). Prenant ces faits en considération, la CES doit suivre une stratégie à deux pistes:

- D'une part, nous devons envoyer à l'intention de la BCE des signaux convaincants montrant que les syndicats prendront en considération, dans le processus de détermination des salaires et lors des négociations collectives, l'objectif d'une inflation faible, afin d'éviter, entre autres choses, des effets de second rang (« second round effects ») dus aux prix de l'énergie.

- D'autre part, tout en donnant à la BCE ces gages anti-inflationnistes, nous devons nous assurer que nous obtiendrons en contrepartie une politique monétaire favorable à la croissance. Comme nous le montre l'expérience, le risque existe que la détermination des salaires produise une stabilité des prix alors que, dans le même temps, la BCE continue de fonder sa politique monétaire sur la présupposition, alors dépassée, selon laquelle le comportement salarial n'aurait pas changé structurellement. Le résultat en serait une demande inadéquate, ainsi que des performances décevantes en termes de croissance et d'investissement.

Propositions concrètes pour cet agenda à « double piste »:

- Renforcer le dialogue macro-économique au niveau européen et au niveau national. Ce dialogue est le seul forum au sein duquel tous les décideurs politiques, y compris la BCE, sont présents. Ce forum offre des possibilités, et la CES, ainsi que ses organisations affiliées, devraient accroître leur participation à ce dialogue. En même temps, il pourrait se révéler utile d'étendre ce dialogue au niveau national si l'on souhaite renforcer sa pertinence sur le plan pratique.

- Un dialogue politique au niveau de la zone euro. Comme le décrit bien la présente résolution, il est particulièrement important, pour la zone euro, d'améliorer sensiblement la coordination des politiques salariales, fiscales et monétaires. Un dialogue politique plus resserré au niveau de la zone euro devrait être ambitionné, par l'organisation d'auditions bisannuelles des partenaires sociaux européens par l'Eurogroupe, qui est composé des différents ministres des Finances.

- Renforcer la coordination des politiques des négociations collectives. Le travail du Comité des négociations collectives de la CES devrait se poursuivre sur la base de l'orientation relative aux salaires, qui doivent « s'orienter eux-mêmes en fonction de l'inflation et de la productivité ».

- Un suivi plus étroit des politiques des négociations collectives à l'intérieur de la zone euro. Les tendances en matière de négociations et de salaires dans la zone euro doivent être étroitement supervisées, dans le but d'empêcher les réductions des salaires nominaux de se répandre par le biais des négociations de concession et/ou décentralisées. Une analyse montrant que les négociations salariales ne compromettent pas le faible niveau de l'inflation doit être communiquée de la manière la plus claire à la BCE.

- Une meilleure coordination des politiques fiscales à l'intérieur de la zone euro. Le niveau de la zone euro devrait également être utilisé pour mieux coordonner la politique fiscale. La marge de manœuvre offerte par la réforme du Pacte de stabilité devrait être utilisée pour établir des plans nationaux d'« investissement en faveur de la croissance », modulés en fonction de la situation de chaque économie. Certains États membres investissant dans la reprise en acceptant des déficits plus élevés que prévu, et d'autres États membres se trouvant dans une situation économique meilleure, et étant donc en mesure de réduire les déficits dans une plus large mesure que prévu, les répercussions des investissements supplémentaires sur le déficit moyen de la zone euro pourraient bien être limitées. Afin de focaliser l'attention de la BCE sur le fait que le déficit dans la zone euro reste encore en-dessous des 3% (et d'éviter ainsi une réaction de contrainte monétaire), il serait souhaitable de prendre en considération le budget public à l'échelle de la zone euro.

- Une meilleure coordination des politiques fiscales indirectes à l'intérieur de la zone euro. Les augmentations en flèche des impôts indirects et des prix administratifs ont pour effet de maintenir l'inflation moyenne dans la zone euro au-dessus de 2%. Afin d'éviter de donner à la BCE l'alibi de l'« inflation têtue », qui justifierait un retrait du soutien monétaire apporté à la reprise, la CES invite instamment les ministres des Finances à s'occuper de ce thème et à mieux coordonner leurs politiques en matière de taxes indirectes, de façon à réduire à un minimum les effets systématiques sur l'inflation dans la zone euro.

- Utilisation de la force démocratique de l'opinion publique. Par contraste avec les revendications de la BCE, les citoyens européens sont beaucoup plus préoccupés par le manque d'emplois décents et par les menaces que font peser les réformes structurelles sur les systèmes sociaux qu'ils ne le sont par l'inflation. Cette situation offre l'occasion à la CES de présenter à l'opinion publique des arguments, des analyses et des rapports raisonnés et équilibrés soulignant la nécessité de mettre en place des politiques monétaires équilibrées.

- Le dialogue social européen et le programme de travail commun. Il convient de chercher à partager davantage d'avis communs avec les organisations patronales européennes sur le thème des politiques macro-économiques et monétaires équilibrées. Le nouveau programme de travail des partenaires sociaux européens offre l'occasion d'utiliser la discussion sur la « flexicurité » (adaptabilité plus facile d'une main-d'œuvre sûre) en tant que levier favorisant des politiques macro-économiques favorables à la croissance et à l'emploi (création efficace de nouveaux emplois en quantité suffisante).