Position de la CES: Proposition pour une recommandation du Conseil sur l'accès à la protection sociale pour les travailleurs salariés et indépendants

Position de la CES: Proposition pour une recommandation du Conseil sur l’accès à la protection sociale pour les travailleurs salariés et indépendants

Adoptée par le Comité exécutif de la CES le 12 avril 2018

 

 

Le 13 mars 2018, la Commission européenne a publié sa proposition de recommandation du Conseil sur l’accès à la protection sociale pour les travailleurs salariés et indépendants, afin de soutenir toutes les personnes qui, en raison de leur statut ou de leur durée d’emploi, ne sont pas suffisamment couvertes par les régimes de sécurité sociale et sont donc exposées à une plus grande incertitude économique. L’initiative est présentée comme un moyen concret d’atteindre l’objectif de l’UE de promouvoir la justice sociale et la protection sociale et de mettre en œuvre les droits fondamentaux des travailleurs dans le domaine de la protection sociale[1].

La CES a répondu aux deux phases de consultation de la Commission en se référant aux principes fondateurs d’un système de protection sociale également accessible à tous dans toutes les formes d’emploi. Un système de protection sociale devrait répondre aux caractéristiques suivantes : 1. Solidaire ; 2. Ancré à une garantie étendue d’égalité de traitement ; 3. Très inclusif ; 4. Adéquation des prestations et des dispositions, y compris des filets de sécurité pour ceux qui ne sont pas en mesure d’atteindre les seuils minimums d’admissibilité ; 5. Efficace ; 6. Durable, pour servir l’inclusivité, l’adéquation, l’équité et l’égalité dans une perspective plus large de croissance sociétale et économique.

La CES se félicite de la proposition de recommandation du Conseil. Toutefois, la CES regrette qu’elle semble moins ambitieuse que prévu, en ce qui concerne les principes de convergence ascendante énoncés dans le socle européen des droits sociaux et les engagements politiques pris par les institutions de l’UE et les États membres à Göteborg.

La présente position fournit une analyse critique de la proposition de la Commission, en soulignant à la fois les avancées et les lacunes et en proposant des actions pour surmonter les limites de la recommandation.

  1. Le choix de l’instrument : la CES réclame une recommandation plus forte avec des mesures d’accompagnement concrètes

Dans les deux phases de consultation, la CES a réclamé une directive, car c’est l’instrument le plus efficace pour garantir l’accès à une protection sociale adéquate pour tous les travailleurs. La Commission a plutôt justifié la décision d’opter pour un instrument non contraignant tel qu’une recommandation sur la base de la proportionnalité et de la subsidiarité[2].

Toutefois, l’approche non contraignante adoptée par une recommandation aurait dû être plus substantielle et aurait pu fournir des indications plus concrètes sur les moyens d’assurer le fonctionnement et l’efficacité des principes généraux.

La CES s’interroge fortement sur l’implication de l’article 2 de la recommandation selon laquelle une protection sociale inclusive peut être obtenue par une combinaison (non spécifiée) de régimes publics, professionnels et privés. La protection sociale est un droit humain universel. Il appartient aux États membres de garantir la jouissance de normes minimales adéquates à tous les travailleurs et résidents. Dans le respect des traditions nationales, la recommandation devrait reconnaître que les systèmes légaux publics et financés collectivement jouent un rôle fondamental en termes d’universalité et d’adéquation de la protection sociale. Fondés sur l’universalité, le partage des risques, la solidarité et l’équité, ils demeurent le moyen le plus efficace d’assurer à la fois des niveaux élevés de couverture et de prestations. Ils doivent donc être avant tout encouragés et relancés. Le rôle des systèmes professionnels et privés peut être important, mais seulement complémentaire — étant donné les résultats incertains et inégaux à travers l’Europe.

Dans une perspective de solidarité, d’équité et de durabilité, la CES soutient le principe selon lequel « toute personne qui travaille peut contribuer et avoir un accès adéquat à la protection sociale. [3]». Pour la CES, cette hypothèse sous-tend avant tout le lien inévitable avec l’avenir et la qualité du travail et des conditions de travail. En principe, tous les emplois devraient impliquer un niveau décent d’heures minimales de travail et chaque heure travaillée devrait contribuer au renforcement des droits de protection sociale des travailleurs salariés et indépendants.

La recommandation devrait donc reconnaître la nécessité d’un environnement législatif complémentaire et d’une stratégie renouvelée pour l’emploi, afin que tout travail puisse assurer des revenus, des conditions de travail et une protection sociale décents. En particulier, le caractère exécutoire du droit à une couverture[4] efficace et adéquate aurait dû être étayé par des références à des conditions favorables à l’accumulation de l’accès à des prestations adéquates.

Au lieu de cela, il manque des indications, par exemple, sur la rémunération minimale et adéquate, ainsi que sur les droits de syndicalisation et de négociation — essentiels pour garantir à un large éventail de travailleurs atypiques un accès effectif à des prestations adéquates. Les indications relatives aux règles régissant les cotisations et les droits auraient pu inclure des références à un partage équitable des obligations contributives entre les travailleurs et les employeurs/clients ou à des niveaux égaux de cotisations entre les différentes formes de travail et d’emploi. Ces caractéristiques contribuent à créer des règles du jeu équitables et une égalité réelle, tout en contribuant à la durabilité du système.

Il sera fondamental pour les États membres et les partenaires sociaux de tenir compte de ces éléments dans les phases de mise en œuvre, de suivi et d’évaluation de l’initiative. Cela permettrait d’identifier les fondements concrets d’une convergence vers le haut, de s’attaquer aux mesures visant à élargir la véritable couverture et de s’assurer d’une meilleure adéquation et durabilité d’une protection sociale tout aussi accessible.

  1. Objectifs et champ d’application : suffisamment complets ?

Le champ d’application personnel de la recommandation (articles 1 et 4) couvre à la fois les travailleurs salariés et les travailleurs indépendants, y compris les personnes en transition ou ayant les deux statuts, ainsi que les personnes dont le travail est interrompu en raison de la survenance d’un des risques couverts par la protection sociale. La CES se félicite d’un tel champ d’application personnel global, permettant la création d’un terrain de jeu égal pour tous les travailleurs et l’inversion potentielle de la concurrence à la baisse entre les entreprises sur la base des coûts salariaux.

Toutefois, la question demeure de savoir si la définition proposée par la Commission[5] sert effectivement à identifier le vaste champ d’application de la recommandation, y compris tous les travailleurs atypiques et non conventionnels. D’autre part, la définition de travailleur indépendant fait également défaut.

Les aspects définissables doivent être cohérents et conformes au champ d’application et aux objectifs de l’initiative et du socle européen des droits sociaux dans son ensemble. Les définitions devraient clairement identifier et couvrir les catégories de travailleurs les plus vulnérables dont la protection est au cœur même de l’initiative.

Cette cohérence est d’autant plus importante si l’on considère la référence dans le texte à « différentes règles qui peuvent s’appliquer aux travailleurs salariés et aux travailleurs indépendants » en ce qui concerne la mise en œuvre des principes d’accessibilité, de transférabilité, d’adéquation et de transparence définis dans la recommandation (article 6). La situation des travailleurs indépendants (salariés) en matière d’accès et d’adéquation de la protection sociale doit être évaluée comme étant différente de celle des autres travailleurs atypiques parce qu’elle est moins connue, moins transparente et moins traçable. La possibilité pour les travailleurs indépendants de se retirer des régimes obligatoires pour tous devrait être strictement limitée par des circonstances très limitées.

En ce qui concerne le champ d’application matériel de la proposition, il inclut de nombreux domaines de la sécurité sociale qui ont été mis en évidence par la CES comme devant être abordés de toute urgence, en ce qui concerne la situation de l’emploi. Néanmoins, l’adoption du champ d’application de la convention 102 de l’OIT aurait assuré une plus grande complétude[6] et cohérence, d’autant plus que la CE promeut la ratification de cette convention dans son nouveau document « Monitoring the implementation of the EPSR ». 

Toutefois, il est regrettable qu’elle ne fasse pas clairement référence aux dispositions sociales garantissant des filets de sécurité minimums et adéquats aux personnes qui, pour le type et la durée de leur emploi, n’atteignent pas un seuil minimum leur permettant d’avoir accès à une protection contre les risques. Les filets de sécurité/régimes de revenu minimum des derniers recours devraient être inclus dans les branches de la protection sociale auxquelles la recommandation s’applique (article 5) et couverts par le principe d’adéquation (article 12). En fait, non seulement le niveau des prestations doit être adéquat, mais l’inclusion dans la couverture doit être très complète.

  1. Couverture formelle : les exemptions doivent être strictement limitées

C’est une très bonne chose que l’extension de la couverture formelle soit obligatoire pour tous les travailleurs salariés et les travailleurs indépendants.

Toutefois, l’absence de couverture obligatoire, même pour un seul des « éléments » du champ d’application matériel, nuira à la viabilité financière du système ainsi qu’à sa transparence. Elle n’empêchera pas non plus l’abus de relations de travail précaires visant à contourner les coûts de la main-d’œuvre.

L’option volontaire ne devrait pas être autorisée ou devrait être fortement restreinte dans les systèmes visant une couverture universelle, fondée sur la solidarité, le partage des risques et l’équité. Cela doit être le cas pour les régimes d’allocations de chômage destinés aux travailleurs indépendants, pour lesquels la couverture obligatoire devrait également s’appliquer. Pour des raisons d’équité et pour lutter contre le resquillage et l’aléa moral, si tout le monde doit être protégé, tout le monde doit contribuer équitablement et dûment au système. Dans l’intérêt d’une protection efficace, toute dérogation au principe obligatoire pour les indépendants devrait être strictement subordonnée à une évaluation fondée sur des données et des preuves, faute de quoi il n’y aurait pas d’empêchement réel de la concurrence sur leurs coûts de main-d’œuvre, ce qui les laisserait encore sous-protégés.

  1. Couverture effective : les conditions préalables favorables doivent être prises en compte

L’article 10 met l’accent sur les règles régissant les cotisations et les droits, qui sont essentielles pour assurer une couverture effective pour tous (alinéa a) : la conception de ces règles ne devrait pas créer d’obstacles à l’accumulation d’avantages et à l’accès aux avantages en raison du type d’emploi.

Un aspect important que la conception de ces règles devrait prendre en compte — et qui devrait être mentionné dans le texte — est le partage (équitable) des obligations contributives entre les travailleurs et les employeurs/clients. En particulier, il convient de prévoir des dispositions en matière de transparence et de contrôle.

L’article 10.b semble permettre des différences dans les règles régissant les régimes relatifs aux différents statuts d’emploi, à condition que ces différences soient « proportionnées et reflètent la situation spécifique des bénéficiaires ». Cependant, la réalité de la protection sociale entre les États membres est que ces différences existent déjà. La simple mention de leur proportionnalité et de leur spécificité est trop large et vague pour éviter une inégalité de traitement à long terme. Les actions de mise en œuvre et de suivi devraient clairement identifier et circonscrire strictement les situations où de telles différences peuvent s’appliquer, fixer des critères de proportionnalité et de justification et s’attaquer aux différences qui ne favorisent pas une plus grande égalité.

En ce qui concerne l’article 11, les États membres devraient assurer le cumul, la préservation et la transférabilité des droits. Pour la CES, des garanties devraient également être fixées en ce qui concerne la manière dont les règles et les conditions de cumul et de redistribution des prestations sont conçues. Celles-ci devraient être inspirées par l’équité et l’égalité.

Le principe de transparence devrait s’appliquer à toutes les caractéristiques réglementaires des régimes, y compris à ces règles de cumul et de redistribution, afin de permettre une reconnaissance claire des différences existant entre les régimes, préparant ainsi la voie à une convergence vers le haut et favorisant la transférabilité.

La CES a proposé à plusieurs reprises de s’attaquer à des caractéristiques cruciales, de facto, à la durabilité et à l’efficacité des droits de protection sociale. Ainsi, les phases de mise en œuvre, d’établissement de rapports et d’évaluation devraient tenir compte de la présence et de l’incidence du droit de syndicalisation et du pouvoir de négociation effectif, des droits syndicaux et de négociation, d’une rémunération minimale équitable et adéquate.

  1. Transférabilité : toutes les dimensions doivent être incluses

Le principe de transférabilité (art. 23.m, art. 11.a et b) manque complètement de références à la dimension transfrontalière, qui devrait être intégrée. Les actions de mise en œuvre et de suivi devraient alors être suffisamment complètes et ambitieuses pour créer des liens et des passerelles avec les cadres législatifs et les cadres transfrontaliers des partenaires sociaux européens afin d’entreprendre des mesures cohérentes. La transférabilité devrait être garantie dans toutes les situations, y compris lorsque les personnes passent d’un statut d’emploi à un autre.

  1. Adéquation : fournir des filets de sécurité et viser la convergence vers le haut

La tentative de définir un principe général d’adéquation de la protection sociale, contenue dans l’article 12, est plus que bienvenue. La mention d’un niveau de protection « suffisant et en temps voulu » est particulièrement positive. Il en va de même pour la capacité à maintenir le niveau de vie.

Toutefois, cette définition est encore incomplète et ambiguë. Un niveau de protection peut ne pas être adéquat s’il ne sert qu’à maintenir les niveaux de vie actuels si ces niveaux sont bas. De plus, la référence au remplacement « approprié » du revenu est trop vague.

La définition devrait également intégrer explicitement la capacité de garantir une vie dans la dignité et la pleine participation à la société — ce qui correspond à un concept moins relatif d’adéquation. Cette référence figure déjà dans le préambule 16[7] et devrait être incorporée dans le corps de la recommandation.

Plus explicite est la reconnaissance du fait qu’un niveau de protection adéquat devrait toujours empêcher les membres du régime de tomber dans la pauvreté. 

Cependant, certaines clarifications sont nécessaires. Il devrait y avoir une hiérarchie entre les mesures adéquates visant à remplacer le revenu des travailleurs et celles visant à « simplement » prévenir la pauvreté. L’adéquation des revenus de pension ou des prestations de chômage répond à différents critères quantitatifs et temporels à l’adéquation des mesures de prévention de la pauvreté — et est évaluée par rapport à différents points de référence. En outre, par souci d’équité, les niveaux de prestations des dispositions relatives au filet de sécurité devraient prévoir une différence en fonction du lien avec toute forme de contribution à la sécurité sociale ou à l’aide sociale de base et universelle. En ce sens, il serait également cohérent d’intégrer explicitement dans la recommandation des filets de sécurité adéquats et des dispositions relatives au revenu minimum pour les travailleurs qui n’ont pas (encore ou plus) droit aux prestations de sécurité sociale et qui tentent de réintégrer le marché du travail, comme nous l’avons souligné plus haut. Cela contribuerait également à l’élaboration de critères de référence complets et précis pour évaluer l’adéquation des prestations de protection sociale dans différentes circonstances[8].

La proposition d’art. 14 tient compte des exemptions et des réductions des contributions pour soutenir les groupes à faible revenu. De telles mesures reflètent une logique de redistribution bienvenue, bien qu’elles puissent ne pas être suffisantes et devraient donc être accompagnées de filets de sécurité minimum. Pour des raisons d’équité, de redistribution et de durabilité, les cotisations dues par les employeurs/clients pourraient également varier, par exemple sur la base du type ou de la durée de la relation de travail ou sur la base du temps de travail.

Les articles 13 et 15 font référence à des cotisations proportionnelles à la capacité contributive et à une évaluation objective et transparente du revenu des travailleurs salariés et indépendants. Un exercice de contrôle réellement transparent et objectif sur cette base pourrait fournir une vue d’ensemble approfondie des niveaux de rémunération pour les différentes formes d’emploi. Elle devrait inclure la part des obligations contributives des employeurs et des clients. 

 


[1] Principes 12, 13, 15, 14 ainsi que 4 et 5

[2] Inter alia pages 7, 8 et 12 du mémorandum explicatif, préambule 35 de la proposition pour une recommandation du Conseil

[3] “Chapeau” Communication on monitoring the implementation of the EPSR, COM(2018) 130 final, p. 7

[4] Article 3

[5] La même que dans le projet de proposition de la Directive sur les conditions de formulation transparente et prévisible

[6] Référence aux allocations au survivant, ainsi qu’aux allocations pour enfants et familiales  

[7] Ainsi que dans le mémorandum explicatif et le préambule 20.

[8] À titre d’exemple, les points de référence utiles proposés pour déterminer l’adéquation des régimes de revenu minimum sont le taux de risque de pauvreté à 60 %, la privation matérielle et les budgets de référence, qui évoluent avec le coût de la vie.