Discours de Bernadette Ségol, Secrétaire générale de la Confédération européenne des syndicats (CES)
[Le texte prononcé fait foi]
Messieurs les ministres,
Mesdames et Messieurs les ambassadeurs,
la Confédération européenne des syndicats est honorée de l'invitation qui lui est faite de s'adresser à vous.
Le danger, aujourd'hui, est de construire une Europe sans les Européens ou pire, contre les européens. Ne pas sauver les banques en 2008 aurait sans doute été une catastrophe, mais construire une Union européenne contre les européens est ravageur.
Le projet européen était -dois-je utiliser l'imparfait?- de faire converger dans le progrès les conditions de vie et de travail. Cette ambition était une ambition partagée par les peuples. Elle est dans les traités. Malheureusement l'Union économique et monétaire qui s'approfondit aujourd'hui laisse de côté cette ambition.
Le progrès social semble être un obstacle à l'Union économique et monétaire plutôt que son objectif.
Ce danger d’une Union européenne anti sociale, je le perçois chaque jour un peu plus, hélas, en ma qualité de Secrétaire générale de la Confédération européenne des syndicats.
Parmi les dizaines de millions de travailleurs que nous représentons, nombreux sont ceux qui ont commencé à se détourner du projet européen. Qui n’y croient plus, voire le combattent ouvertement. Et au-delà du monde du travail, ce sont aussi — comme l’ont montré les récentes élections européennes – des citoyens ordinaires de plus en plus nombreux qui sont désabusés.
On a mis en place des politiques d'austérité. Ce sont des coupes dans les services publics, mais aussi dans la protection sociale. Ce sont des baisses de salaire, des interventions dans les systèmes de négociation collective. C'est allé de pair avec des réformes structurelles qui fragilisent la sécurité de l'emploi et précarisent le travail.
En même temps on voudrait faire des normes de santé et de sécurité ou du congé parental un simple fardeau pour les entreprises; on ne voit plus que les normes sociales européennes représentent un progrès social. Alors on veut s'en débarrasser. Je fais allusion ici au projet "REFIT".
L'austérité, on nous l'avait promis, ramènerait la croissance et l'emploi. Force est de constater que ni croissance ni emploi ne sont au rendez-vous.
Par contre les grandes entreprises augmentent leurs profits grâce à une croissance plus rapide de la productivité que des salaires — scandales et manipulations financières ne surprennent plus personne, la fraude et l'évasion fiscale coûtent rien qu'à la France entre 60 et 80 milliards d'euros par an et les inégalités augmentent.
Où est la moralisation du capitalisme annoncée en 2008?
Les économistes et d'autres nous ont dit que dans une zone monétaire il fallait "s'ajuster" par une "dévaluation interne". Quand les travailleurs entendent ça ils ont compris à quoi il fallait s'attendre. En clair l'ajustement, la dévaluation interne se fait par la baisse des salaires et des réformes structurelles allant vers plus de précarité.
Mais qui doit s'ajuster? Et qu'est ce qui doit s'ajuster? Les politiques mises en place ont fait porter le poids le plus lourd des ajustements sur ceux et celles qui n'avaient pas de moyen de se défendre.
Alors il n'est pas surprenant que la distance entre les gens ordinaires et le projet européen soit devenu aussi flagrant. Je considère comme ma fonction d'essayer de persuader les dirigeants européens convaincus (et vous en êtes) que, sans une nouvelle voie pour l'Europe, il risque d'y avoir un rejet politique du projet européen à cause de sa transformation idéologique en une zone commerciale sans perspective humaine et sociale.
Qu’attendent les citoyens de l’Europe et de ses membres dans leur vie quotidienne ? La réponse à cette question, chez les dizaines de millions de membres que nous représentons, est simple : ils attendent de pouvoir travailler, d’avoir un emploi intéressant et suffisamment stable, de gagner leur vie honnêtement, d’avoir des perspectives d’avenir pour eux et pour leurs enfants dans un contexte européen loyal, solidaire et coopératif. Ils attendent en d'autres termes que l'article 3 paragraphe 3 du traité soit respecté.
Les citoyens européens attendent qu'on agisse au plan social aussi bien qu’économique et politique.
Le mot « solidarité » a l’air démodé. On pourrait interroger Olli Rehn, grand prêtre de la rigueur, maintenant que son pays a besoin d’appui communautaire à cause des effets disproportionnés des sanctions contre la Russie.
Dans les dernières années nous n'avons eu aucun programme social européen. L'idée de minima sociaux semble avoir été oubliée. La garantie jeune apparaît dans la plupart des pays comme un article publicitaire. Nous proposons que l'objectif partout soit un salaire décent tel que défini par le conseil de l'Europe, que les travailleurs détachés soient payés comme les travailleurs locaux et couverts par leurs conventions collectives, que les salaires soient aussi regardés comme un moteur de la croissance et que le dialogue social au niveau national soit plus qu'une façade. Ici je ne parle ni de la France ni de l'Allemagne mais de beaucoup d'autres pays où dialogue et négociations sont oubliés ou ne sont qu'une formalité administrative. Nous voulons qu'un protocole social soit adossé aux traités pour empêcher que les libertés économiques ne prévalent sur les droits fondamentaux.
Et aussi un accord avec les USA et le Canada qui oblige au respect des droits sociaux, qui ne donne pas des droits juridiques différents aux entreprises étrangères et qui respecte les services publics. Et quand j’entends l’Ambassadeur des Etats-Unis vanter le programme REFIT je ne peux que me demander si l’objectif du TTIP n’est pas une couverture pour encore plus de dérégulation, en quelque sorte une surenchère cette fois américaine. Nous ne sommes pas pour une Europe enfermée sur elle-même. Nous n’avons pas peur de la concurrence. Mais elle doit être loyale aussi bien dans notre marché intérieur que dans le commerce extérieur.
Messieurs les ministres, mesdames et messieurs les ambassadeurs, l’Union européenne et ses Etats membres ont mobilisé des ressources énormes pour sauver le secteur financier de ses propres turpitudes. Ressources financières, ressources diplomatiques, ressources dans l'invention de nouvelles structures qui nous mènent graduellement à une union bancaire.
Est-ce que l'Union européenne et ses états membres considèrent que l'emploi, la protection sociale, la démocratie ont un degré d'urgence semblable?
Si c'est le cas il faut mobiliser autant de force et d'inventivité pour sortir de la crise sociale et de la crise de l'emploi.
La Confédération européenne des syndicats fait des propositions: un plan d’investissement de grande ampleur en vue de sauver l’économie réelle, l’industrie et l’emploi, dans le cadre d’une transition vers un modèle de développement durable. C’est un projet concret, centré sur l’avenir, et sur des bases solides : il s’agit de s’engager résolument et de manière coordonnée dans une ré-industrialisation soutenable, l’efficience énergétique et la production d’énergie verte, mais aussi d’investir dans l’éducation, la formation, la recherche et le développement, des systèmes modernes de transport et la qualité des services publics.
Même le nouveau président de la Commission et le président de la Banque centrale européenne tirent la sonnette d’alarme dans ce sens.
Dans cette perspective, nous avons besoin de soutien et d'action politique. Le gouvernement français a inclus cette idée dans son document préparatoire au Conseil européen de juin. Mais tout le travail reste à faire.
Je suis convaincue - et je voudrais bien sûr vous avoir convaincus - que seules des initiatives concrètes permettront à l'Union européenne de retrouver un appui populaire absolument vital.
De tout cela nous débattrons lors de notre prochain congrès, dans un an à Paris. Mais soyons conscients que ce n’est que dans l’harmonisation dans le progrès que s’enracine le soutien du monde du travail au projet européen. Soyons-en conscients avant que ce soutien ne fasse défaut et, avec lui, toute perspective d’Europe citoyenne.
La Confédération européenne des syndicats fait des propositions: un plan d’investissement de grande ampleur en vue de sauver l’économie réelle, l’industrie et l’emploi, dans le cadre d’une transition vers un modèle de développement durable.
Même le nouveau président de la Commission et le président de la Banque centrale européenne tirent la sonnette d’alarme dans ce sens.
Dans cette perspective, nous avons besoin de soutien et d'action politique. Le gouvernement français a inclus cette idée dans son document préparatoire au Conseil européen de juin. Mais tout le travail reste à faire.